Les bruits métalliques provenaient de l’extrême centre du monde, c’est-à-dire de l’Arsenal de Venise. Dans la forge principale, des hommes en sueur frappaient sans relâche et, parmi eux, Nino ébauchait une charnière de gouvernail pour une des nefs qui allait bientôt être mise à l’eau.
Le bassin de Saint-Marc était encombré de navires et les ouvriers étaient ces taches minuscules qui remuaient près des monstres.
« L’arsenal dévore tout » disaient les Vénitiens. La seule figure aimable parmi cet étalage de puissance était celle de la lionne efflanquée en marbre (1), placée à l’entrée, que Nino avait pris l’habitude de tapoter avant d’aller franchir l’enceinte.
Una bella face
— Bonjour Candiano ! J’espère que ma coque fera bien mille-deux-cents botti cette fois-ci !
Un bon rire franc suivit. C’était l’entrée en matière habituelle de Tomasoni qui s’amusait probablement à rappeler un vieux différend. L’armateur, venait régulièrement s’informer de l’avancement des travaux auprès de Candiano, oncle de Nino et chef d’atelier à la Darsena Grande.
Il était venu cette fois-là accompagné de sa fille ainée, une brune sublime aux yeux bleus, comme seule la république de Venise savait en « produire ». Tandis que l’ingénue s’avançait prudemment entre les établis, sa robe éparpillait des parfums violents de musc et de gingembre. Cette irruption de beauté dans le fatras quotidien de métal et de graisse réveilla chez Nino la petite musique qui résonnait dans sa tête depuis quelques temps, celle qui lui rappelait que l’heure était venue d’échapper à son destin de proti.
Depuis la vilaine épidémie de peste qui avait frappé durement la population, chacun des survivants fixait le soleil avec reconnaissance mais Nino, lui, demandait davantage à la chance.
Finalmente un’apertura!
L’opportunité, c’était un marin pilote qui lui avait raconté son dernier voyage sur la nouvelle ligne commerciale de Ceuta et décrit cette substance qu’on produisait chez les Maures et qui faisait du bien à tout le corps.
— C’est du chanvre ! Pas celui de nos cordages sur lesquels je m’esquinte les mains, non, c’est un autre. Ça guérit presque tout et ils en consomment aussi pendant leurs fêtes. Je connais des Espagnols qui peuvent me fournir la marchandise. Je peux la charger avec mon droit de portage. Il faut trois cents ducats, deux cents cinquante pour mes fournisseurs et cinquante pour moi. Ensuite, tu revends à des herboristes du Rialto ou bien à des médecins des environs et tu peux faire un joli pactole de plus d’un millier de ducats ! Je te laisse réfléchir, La Contarina repart dans une semaine.
Quittant le quartier des entrepôts, Nino prit le chemin de l’Arsenal mais fut obligé de s’abriter sous le porche de Santa Maria della Pieta. Il pleut souvent en juin et l’orage plongea la cité quelques instants dans les ténèbres puis s’éloigna rapidement. Après que le calme fut revenu sur le quai pavé, un miroir d’eau singeait une figure étrange de nuages isolés dans le ciel, tandis qu’au loin, l’église San Giorgio Maggiore ruisselait de lumière. C’est comme si le soleil triomphant de Byzance avait jailli au secours de sa ville sœur.
All’Isola dei Morti
Nino jugea qu’avant d’entreprendre quoi que ce soit il lui fallait, symboliquement, tendre une main à la mer et aux défunts. Tandis qu’il se dirigeait vers l’île des morts pour se recueillir sur la tombe de ses parents, le batelier qui le conduisait évita de peu un cygne égaré qui errait sur la lagune. L’aspect incongru de cet animal fascina Nino qui ne put s’empêcher de méditer sur ce signe que lui envoyait le destin, comme un encouragement à poursuivre son projet. La barque continua dans un clapotis familier. Des oiseaux posés sur chacune des bricoles veillaient silencieusement sur les embarcations qui glissaient dans le chenal. C’était la tâche que leur avait assignée le sénat de Venise qui imposait, en tous lieux, sa juridiction aux hommes comme à la nature.
Après avoir déposé une offrande sur la sépulture, il eut fallu, bien sûr, aller jusqu’à la Basilique Santa Maria de Torcello pour obtenir une bénédiction de qualité puis plonger ses mains dans le limon originel, la matrice de cette société lacustre parvenue à rassembler la plus grande quantité de richesses en occident à partir d’un tas de boue, mais cela exigeait un long détour et Nino se contenta de pousser vers l’île Madonna del Monte. Ce lieu solennel était suspendu entre ciel et mer. Deux sœurs à demi folles avaient préféré rester là après le départ de leur congrégation à Mazzorbo. Elles y prodiguaient des protections plus ou moins divines et n’étaient pas avares non plus d’indulgences de toutes sortes.
De retour sur la Fondamenta Nove, un plan d’action prit rapidement forme dans son esprit. Il s’agissait désormais de réunir le capital, ce qui dans cet empire du commerce relevait d’une grande banalité, pensa-t-il. Son ami Jacopo devait bien savoir à qui s’adresser.
Tous deux avaient grandi dans la même cour et bu l’eau tirée au même puit. Jacopo s’était toujours bien débrouillé en dessin et sa réputation de peintre grandissait puisqu’il venait d’obtenir une commande importante d’une confrérie religieuse. Nino se rendit sur son chantier à la Scola Grande di San Marco.
Perché au sommet d’un échafaudage, l’énergumène s’acharnait dans une position compliquée sur une tête d’homme nu.
— Amico, quelle … puanteur ! Tu ne t’es pas lavé depuis quand ?
— Tu crois que j’ai le temps, sciocco? Je dois livrer mon esclave dans une semaine.
— Tu t’es goinfré de commandes et tu n’arrives plus à livrer, hein ?
— Hé, mais tu t’intéresses à la peinture maintenant ? souffla Jacopo en bondissant de son tréteau.
— Ecoute, dit Nino reprenant son air sérieux, je suis sur un bon coup … de la marchandise haut de gamme. Toi qui es toujours fourré dans le Cannaregio, tu dois bien connaitre un prêteur !
— J’y fréquente plutôt des prêteuses, si tu vois mais … pour mon meilleur ami, la mémoire va bien me revenir…voyons… vas au Campo del Ghetto et demande Auser, de ma part. Il prête à huit pour cent. Tu ne trouveras pas mieux.
— Tu veux en être ? tenta Nino
— Oooh non ! Je me sens d’avantage doué pour devenir célèbre que pour devenir riche !
Voila, tu sais tout, j’y retourne, Arrivederci !
Il grimpa à nouveau sur l’échafaudage, un pinceau entre les dents, tel un fauve affamé et joyeux d’en finir avec sa proie.
— Levez-vous esclaves ! je reviens terminer vos tristes faces. Et toi, Le Titien, vieux chenu, je vais te donner la fessée !
Le jour-même, Nino alla se présenter au guichet du prêteur en se recommandant du Tintoretto, comme convenu. Le vieux juif, au bout de quelques questions serrées et ayant constaté par-dessus tout qu’il n’y avait aucun gage, l’envoya promener. De toute manière, son genre à lui c’était plutôt le sel d’Ibiza. Moins risqué. La réponse des autres préteurs que Nino alla consulter dans le quartier ou bien à Mestre ne fut pas différente. Quant aux banquiers Lombards du Rialto, leurs taux étaient décourageants.
è finita ?
Comme la galée partait dans trois jours mais qu’il restait toujours une opportunité de fret pour le retour, Nino se décida, malgré lui, à mettre son oncle dans la confidence et lui expliqua les grandes lignes de son idée.
— Regarde les choses en face, fit remarquer Candiano, tu as déjà vingt-huit ans et la pratique des affaires ne s’improvise pas !
— Et Dandolo !? Il s’est bien découvert une vocation de conquérant après quatre-vingt ans, non ? Je n’ai pas l’intention de récupérer Constantinople, je veux juste faire une bonne opération financière ! C’est ce que font des centaines de commerçants ici tous les jours, non ?
L’oncle lâcha prise et promit d’en parler à Tomasini.
Ce dernier ne rechignait pas à s’engager sur des affaires en marge de son activité d’armateur et se sentait, lui aussi, un peu de la race des grands marchands. Il pouvait bien jouer trois cents ducats pour s’amuser, et il accepta de financer l’achat de la résine sous condition de prendre la moitié des gains de la revente et de contrôler qui dirigerait l’équipage du navire, quand bien même il ne s’agissait pas du sien. Des Dalmates ou des Istriens à la rigueur, mais Il ne voulait certainement pas d’un de ces patrons Vénitiens qui ne savent pas tenir un compas !
C’était à prendre ou à laisser. Les perspectives de gain se réduisaient mais y avait-il d’autres choix ?
Dans les mois qui suivirent, Nino engrangea assez de revenus pour accélérer les rotations avec Ceuta et son chanvre trouva bien d’autres emplois que le seul soulagement des nausées. La cité était au point culminant de sa prospérité. L’unique préoccupation des membres du conseil était de fréquenter des artistes et, tandis que les doges se contentaient d’assurer le service minimum pour les fêtes de la Sensa, une partie de la jeunesse après que la peste eut frappé voulait savourer la vie que les plus vieux avaient laissé échapper. Cette aristocratie de rentiers aspirait à découvrir des plaisirs nouveaux, à se détendre en somme et Nino disposait de tout ce qu’il fallait pour la satisfaire.
Il ne lui restait plus qu’à accomplir son travail d’honnête marchand.
Due anni dopo …
— C’est un alanguissement généralisé Monseigneur ! On pourrait y deviner la main des ottomans !
Comment la physionomie de la meilleure société Vénitienne avait elle pu se modifier en deux ans à peine ? “Les plus grands désordres sont ceux qui rampent” commentaient avec lucidité quelques grandes familles de patriciens. Ces dernières pressentaient que l’âme conquérante et la soif de richesses risquaient de s’amollir et décidèrent qu’il fallait stopper le mal rapidement. La république exigeait une main ferme !
A l’issue d’une réunion secrète de commerçants, à l’heure habituelle où se déclenche un vacarme de cloches signalant la tombée de la nuit, un billet fut glissé dans la bocca du palais ducal puis dans plusieurs autres bouches de la ville. Celles-ci étaient particulièrement voraces et avalaient sans distinction les lettres de dénonciation comme les rumeurs lointaines apportées par le vent du large.
Le lendemain tombait un jeudi. Durant le déjeuner de cette journée-là, personne ne dérangeait le procurateur pendant qu’il mangeait le Risotto al Nero que lui apportait sa mère. Pourtant, le secrétaire ouvrit la porte, les bras encombrées d’enveloppes :
— Excusez-moi Monsieur, mais là, il y en a beaucoup. On vient de les trier et …
— Rentrez Giovanni, posez-les sur la table. Aaah ! c’est mieux que la semaine dernière ! Je commençais à douter de l’esprit civique de cette ville !
Il parlait avec sa langue encore toute noire d’encre et lisait avec avidité quelques lettres d’une main.
Tomasini ?.. fichtre, c’est un gros morceau songea-t-il. On a bien besoin de ses bateaux contre les turcs et il serait malvenu de le faire tomber. Surtout ne pas s’échauffer, songea-t-il, le Conseil des Dix tranchera lui-même !
— Commencez donc par instruire un dossier sur cet individu Nino Contari
finit par conclure le procurateur.
Tomasini, prévenu discrètement par un membre du conseil, envoya un signal à Candiano. Il fallait à tout prix que son neveu devenu encombrant soit exfiltré d’une manière ou d’une autre.
— Nino, Les choses tournent mal. Une enquête sur tes activités est en cours et tu risques de finir sur une galère identique à celle qui est venue transporter ta merde, mais tu seras parmi les rameurs cette fois-ci, tu comprends ? Tu dois fuir, et vite ! Il y a un convoi qui part pour Bruges. Installe-toi là-bas et fais-toi oublier. Tu y trouveras bien de quoi vivre.
— Bruges !? Ce port à demi-ensablé ? Ce n’est plus qu’une femme sèche, juste bonne à vendre ses souvenirs!
— Garde ton ironie pour des jours meilleurs. File et bonne chance !
Nino sortit de l’Arsenal et caressa une dernière fois la lionne dont le regard pétrifié, dirigé immuablement vers le sud, guettait l’arrivée d’un possible ennemi.
En s’éloignant vers la Riva degli Schiavoni, son esprit se figea soudain sur une vision de Rhodes lorsqu’il était parti là-bas réparer un bateau. L’air chaud sur sa peau, le parfum têtu du jasmin et le bleu profond du ciel, si bien collé à la mer qu’une main n’aurait pu s’y glisser. C’était là-bas qu’il fallait retourner !
Il rassembla quelques affaires, et s’engagea comme calfat dans la première nef qui partait pour Chypre. L’Orient ouvrait ses bras et Nino s’y jeta tel un amant qui s’abandonne.
Ciao Venezia ! Ciao ma belle !
(1) Le lion de Delos ne fut installé devant l’Arsenal qu’en 1716, soit bien après l’époque à laquelle se situe ma nouvelle, mais je tenais absolument à lui faire une place.